Présenté par ses promoteurs comme le moyen simple de devenir riche grâce à internet, le dropshipping flirte de très près avec l'arnaque, et pose des questions morales évidentes. Un « dropshipper » s'impose comme un intermédiaire entre un fournisseur et un acheteur, et s'attache à collecter la plus importante commission possible pour assurer le lien entre les deux. Le livre et les libraires ne sont pas épargnés, loin de là.
Difficile de ne pas voir dans le dropshipping un système très proche de l'arnaque en ligne : depuis quelques années, profitant de la popularité du ecommerce et des facilités pour créer un site web et des publicités sur les réseaux sociaux, la pratique se développe.
Typiquement, le dropshipping s'applique sur des produits électroniques, mais aussi des articles et accessoires de mode, notamment des montres. Pour mieux comprendre en quoi il consiste, prenons l'exemple bien connu de la montre de luxe. La personne souhaitant se lancer dans le dropshipping met en place un site internet vantant une forte baisse de prix sur une montre de luxe, de l'ordre de 50 à 70 %.
La montre, ainsi proposée au public à 69 €, est présentée comme une pièce luxueuse, fabriquée par une marque fictive, certes, mais crédible. De nombreuses publicités sont diffusées sur les réseaux sociaux, pour mettre en avant une promotion exceptionnelle et limitée dans le temps. Les acheteurs de la montre, croyant faire une bonne affaire, recevront en réalité une montre en toc ou presque, achetée quelques euros seulement sur le site d'un fournisseur quelconque. La différence de prix, elle, sera empochée par le dropshipper.
Le dropshipping s'appuie donc sur une présentation crédible, alléchante, et utilise la crédulité d'un consommateur pour générer un profit, on l'aura compris, moralement discutable.
Une technique bien rodée
Le dropshipping n'est pas une activité récente, sur internet : dans le domaine du livre, « nous avons vu apparaitre ce système il y a 4 ou 5 ans, au moins, qui est le même que celui utilisé par les personnes qui vendent des montres à partir d'AliExpress », nous explique Maxime Guery, de la librairie Larcelet de Saint-Dizier. « Nous avons commencé à travailler avec la plateforme leslibraires.fr, et notre stock est donc devenu disponible en ligne », explique-t-il.
« Ce qui les intéresse, ce sont les livres indisponibles, temporairement ou non », précise le libraire. Les dropshippers, dans le domaine du livre, guettent en effet des ouvrages de niche, « difficiles » à trouver (mais que des libraires peuvent commander) ou encore de grands succès susceptibles d'être en rupture temporaire. « Quand ils ont une commande, ils nous demandent l'ouvrage » : et entre la commande et la livraison à l'acheteur, le dropshipper a gagné une somme non négligeable...
Pour enregistrer des commandes, en matière de livres, le dropshipper ne crée pas un site : il s'appuie sur une plateforme d'achat et de vente bien connue, comme Amazon, Fnac.com ou encore Rakuten. Sur la boutique d'un dropshipper, qui mêle jeux vidéo, jouets et livres, on retrouve ainsi deux parutions récentes, classées parmi les meilleures ventes.

A priori, rien d'anormal : les prix des livres ne sont pas gonflés, loi sur le prix unique du livre oblige. Mais, si l'on observe plus attentivement, les frais de port sautent aux yeux. Entre 18 et 20 €, pour 6 à 10 jours de délai d'expédition, voilà qui n'est pas spécialement avantageux...
D'autres dropshippers s'appuient sur le statut d'occasion du livre, mais d'une manière assez plastique. « L'un d'entre eux considérait ainsi qu'à partir du moment où il payait la TVA, il pouvait utiliser le statut d'occasion », explique Maxime Guery. Sans doute sans même avoir touché l'ouvrage... Cela permettait néanmoins de moduler le prix du livre comme il le souhaitait.
Comment repérer ces dropshippers ? Maxime Guery et ses collègues ont remarqué que les commandes des dropshippers présentaient une adresse de facturation et une adresse de livraison différentes : pour la facturation, celle du dropshipper, pour la livraison, celle de l'acheteur. Évidemment, les adresses du dropshipper sont souvent multiples, pour brouiller les traces...
« Nous avons de plus en plus de commandes de ce type, même si cela reste marginal. Ce qui nous pose problème, c'est que cela entretient l'idée qu'on trouve de tout sur Amazon, même lorsque les livres sont plus rares, alors que si nous, libraires, nous n'étions pas là, il n'y aurait pas de livre ! En plus, du côté du dropshipper, tout est automatisé, alors que nous faisons tout le boulot, la gestion du stock, la manutention », souligne Maxime Guery. Effectivement, certains dropshippers utilisent des systèmes automatisés pour identifier les livres en stock dans les librairies et les faire apparaitre sur leur propre boutique, sur les marketplaces.
« Vous êtes des voleurs »
Le dropshipping, s'il reste dans une zone floue de légalité, s'appuie sur des ressorts assez grinçants, usant de la naïveté, de l'impatience ou de la méconnaissance des acheteurs. Ces derniers, lorsqu'ils s'aperçoivent que le prix payé est prohibitif, reportent parfois leur courroux sur le libraire, éditeur de la facture, plutôt que sur l'intermédiaire. Un comble, qu'a notamment pu observer Thomas Le Bras, directeur de la plateforme leslibraires.fr.
Avec son équipe, il a commencé à observer les pratiques des dropshippers vers 2014-2015 : « On s'en est aperçu parce que plusieurs fois, les clients, recevant un colis d'une librairie du réseau avec une facture au prix public du livre, nous appelaient pour protester : “Vous me mettez une facture de 20 € + 7 € de Colissimo, or je l'ai payé 80 €, c'est du vol”. Les clients l'achetaient sur d'autres places de marché, parfois sous l'intitulé “Livre d'occasion, comme neuf”, à trois ou quatre fois le prix public », nous raconte Thomas Le Bras.
« C'était assez désagréable comme situation : le client des plateformes Amazon ou FNAC s'en prenaient à nous (“vous êtes des voleurs”), les librairies s'en prenaient parfois à nous (“vous faites le jeu d'Amazon”), ça générait un service après-vente important », précise-t-il.
À force de commandes et de mauvaises surprises d'acheteurs, certains profils de dropshippers sont identifiés par les libraires ou la plateforme leslibraires.fr, malgré les stratagèmes de certains pour rester dissimulés. « L'un d'entre eux indiquait son mail et son téléphone, et répondait en se faisant passer pour le client final », se souvient Maxime Guery.
Une fois les profils identifiés, que faire ? Thomas Le Bras témoigne d'une certaine impuissance face à cette pratique. « Juridiquement, on se doutait que c'était illégal, mais quelque part la transaction chez nous, était, elle, légale : il aurait fallu protester sur la base d'un contrat passé entre le client final et le “revendeur Amazon ou Fnac”, alors que nous n'avions qu'un contrat de commande entre ledit revendeur et nous. » Le directeur songe bien sûr à fermer les comptes repérés, « mais j'ai renoncé, parce qu'en fait rien ne les empêche d'ouvrir un compte par commande avec un faux email, auquel cas leurs pratiques auraient été plus difficiles à identifier ».
En attendant de trouver mieux, donc, la plateforme leslibraires.fr indique aux partenaires libraires que tel profil est soupçonné de dropshipping, en leur laissant le libre choix de fournir le livre ou non. Selon Maxime Guery, il est nécessaire « qu'on arrête de les fournir pour que cela s'arrête ». Il nous livre sa technique maison pour contrer le phénomène : « Mon moyen de pression, c'est que je ne sers pas la commande, mais je ne l'annule pas pour autant. Au bout d'un mois, le client se rend compte que sa commande a été annulée, et pas à sa demande, et, souvent, il note mal le dropshipper. À force, les autres clients se rendent compte de la mauvaise notation, et l'évitent. »
Des plateformes peu regardantes
Pas vraiment illégales, les opérations des dropshippers sont vues comme un mal nécessaire, ou acceptable, par certains. En premier lieu, par les plateformes de vendeurs tiers, ou les marketplace, notamment celles d'Amazon, Fnac.com et Rakuten. Ces dernières n'appliquent que peu de contrôle sur les annonces mises en ligne, les produits affichés comme disponible ou considérés comme des « occasions ».
« La solution serait, à mon sens, que les plateformes prennent conscience de la mauvaise image qu'elles donnent, et se régulent mieux », souligne Thomas Le Bras. « Chez nous par exemple, on avait quelques vendeurs “d'occasion” qui revendaient des livres disponibles plus cher que le prix. Nous avons tout simplement mis un filtre : si un libraire propose un livre encore disponible dans le Fichier exhaustif du livre, mais plus cher que le prix public, nous ne le mettons pas en vente, tout simplement. » Une solution radicale, qui éviterait déjà le dropshipping réalisé sur des livres tout juste parus.
Or, les plus grandes plateformes ne semblent pas décidées à mettre de l'ordre dans leur marketplace, ce que déplorent les libraires et les sites de libraires comme leslibraires.fr : ce dernier se régule « depuis 2013, à l'époque nous n'étions que 3 développeurs dans l'équipe. Qu'on ne me dise pas que FNAC.com ou amazon.fr n'en ont pas les capacités... c'est une question de volonté », commente Thomas Le Bras. Nous avons tenté de joindre Fnac pour évoquer la problématique observée sur la marketplace, sans succès.
Pourtant, comme ActuaLitté a pu le constater, Amazon, Fnac.com et Rakuten sont des repaires de probables dropshippers, avec deux techniques : soit celle évoquée ci-dessus, proposant un prix public du livre et gonflant les frais de port, soit un livre présenté d'occasion au prix 2 à 3 fois supérieur au prix public neuf. « Autre problème : certains revendeurs agissent depuis l'étranger, les pratiques sont beaucoup plus difficiles à cadrer, parce que par exemple une librairie anglaise peut revendre un livre français à un prix différent du prix public », nous explique Thomas Le Bras.
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Le livre de Barack Obama, vendu par un vendeur tiers sur Rakuten

Les offres de vendeurs tiers sur Fnac.com, pour la dernière BD Lucky Luke

Les offres de vendeurs tiers sur Fnac.com, pour la BD Les Vieux Fourneaux

Les offres de vendeurs tiers sur Fnac.com, pour
Sur Fnac.com et Rakuten, en tout cas, un certain Diced Deals se repère aisément, sur toutes les parutions récentes : il propose systématiquement le titre en occasion, à un prix bien plus élevé que l'original. Ceux de 14, de Maurice Genevoix, grimpe même à 246,47 € en occasion, contre 25 € en neuf... Nous avons tenté de joindre Diced Deals, domicilié à Fontenay-sous-Bois d'après Rakuten et à Noisy-le-Sec selon Fnac, pour obtenir des explications sur ces prix, sans succès.
L'encadrement délicat de ces activités
En 2016, une Charte de bonne conduite avait été mise au point avec différentes plateformes, qui rappelait notamment qu'un livre neuf ne peut pas être vendu à un prix différent du prix public, mais aussi qu'un livre est dit d'occasion, « s'il est passé entre les mains d'un utilisateur final », rappelle Thomas Le Bras. « Donc un revendeur professionnel, qui achète en librairie, puis revend à un particulier, c'est toujours considéré comme un livre neuf, donc le prix doit toujours être le prix public. »
Le Médiateur du Livre, chargé de la conciliation des litiges portant sur l’application de la législation relative au prix du livre, a été informé de ces pratiques dès 2015, avec des auditions de dropshippers dès cette époque. Sans trop d'effets, puisqu'en décembre 2019, le Syndicat de la librairie française saisit le Médiateur sur cette question, en s'appuyant sur des éléments fournis par la plateforme leslibraires.fr. Nous avons contacté le SLF à ce sujet, qui n'était pas en mesure de répondre à nos questions.
En juillet 2020, le Médiateur du Livre publie une recommandation sur le sujet, désormais accessible sur son site internet. Ce texte constitue une sorte de rappel de la Loi Lang sur le prix unique : il indique ainsi dans quelle condition le statut de livre d'occasion s'applique à un livre, et comment le prix unique du livre neuf doit être respecté par les détaillants.
Le Médiateur définit également la manière dont des frais supplémentaires peuvent être facturés au client, au titre d'un travail de recherche, par un détaillant. « Ainsi, le 3ème alinéa de l’article 1er de la loi dispose que, dans le cas d’une commande à l’unité, “le détaillant peut ajouter au prix effectif de vente au public qu’il pratique les frais ou rémunérations correspondant à des prestations supplémentaires exceptionnelles expressément réclamées par l’acheteur et dont le coût a fait l’objet d’un accord préalable”. Un détaillant peut en conséquence percevoir une rémunération pour une prestation de recherche d’un livre indisponible. »
Cette précision inclut notamment le travail des bouquinistes et autres spécialistes du livre rare, qui, d'une certaine manière, spéculent aussi sur le livre, mais cette fois bel et bien en raison de sa rareté. À ce titre, certaines sociétés se spécialisent dans l'achat des livres dont les stocks sont très faibles, pour ensuite les proposer à des prix plus élevés sur un marché de la rareté. Ce qui ne dérange pas forcément certains libraires que nous avons interrogés, heureux de vendre leur dernier exemplaire d'une référence qui ne se vend pas facilement.
En attendant, la recommandation du Médiateur du Livre ne constitue pas un risque important pour l'activité des dropshippers, « mais elle permet à des plateformes comme leslibraires.fr d'arrêter de servir les dropshippers », nous explique Jean-Philippe Mochon, Médiateur du Livre. Par ailleurs, un consommateur peut tout à fait se retourner contre un dropshipper, si ce dernier lui a vendu un livre neuf, mais qu'il a présenté comme d'occasion.
« Il y a tromperie à présenter d’occasion un livre neuf et qui devrait être vendu au prix unique », souligne Jean-Philippe Mochon. « Là, un consommateur peut engager des procédures. » Mais il faudrait toutefois vérifier le caractère neuf ou d'occasion du livre, et un dropshipper pourrait prétendre avoir été très soigneux... Autre cas problématique, celui des frais de port gonflés : la Loi Lang n'interdit pas de surfacturer des frais de port, et a seulement interdit la gratuité de ceux-ci, pour l'argument commercial qu'avançait Amazon.
La prudence restera donc mère de sureté, pour les lecteurs achetant sur internet...
Photographie : illustration, pony rojo, CC BY-SA 2.0
Commentaires
Lemanovitch, le 19/11/2020 à 10:09:23
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Alexandra, le 19/11/2020 à 11:37:40
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Alexandra, le 19/11/2020 à 12:14:24
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Alexandra, le 19/11/2020 à 15:27:00
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Alexandra, le 19/11/2020 à 15:32:11
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Luc D., le 19/11/2020 à 16:24:18
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